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| Articles 2004

2004 - Les délocalisations : un bienfait qui risque de nous échapper



Les délocalisations : un bienfait

qui risque de nous échapper


Olivier Pastré

Professeur à l’Université

de Paris VIII




Jamais peut être débat économique a donné lieu à autant d’hypocrisie et de mensonges. Comme si personne ne voulait regarder la réalité en face.


Mensonge quand les délocalisations sont désignées comme des principales causes de suppressions d’emploi ; toutes les études convergent : de 2 à 6 % de ce fléau tout au plus sont imputables aux délocalisations, pour les Etats-Unis comme pour l’Europe. Hypocrisie quand les Français, en tant que salariés, condamnent ce phénomène et que les mêmes Français, en tant que consommateurs, plébiscitent les produits importés. Mensonge quand les délocalisations sont présentées comme le mal absolu alors même que celles ci permettent d’abaisser les prix et, plus important, contribuent à réduire la criminelle fracture entre le Nord et le Sud. Ou quand elles sont présentées comme la solution miracle, car les «gaps » de productivité cela existe et cela limite donc les économies salariales. Hypocrisie quand on fait de la recherche obsessionnelle des bas salaires le seul moteur de la délocalisation : n’oublions pas, en effet, en France, que l’Inde « produit » 290 000 ingénieurs par an et nous concurrence donc, à des salaires de plus en plus élevés, au cœur même de notre supposé « avantage comparatif ». Mensonge aussi quand on fait de la fiscalité la principale arme anti-délocalisation ; toutes les études sérieuses le prouvent : décider de s’implanter à l’étranger est une décision trop sérieuse pour avoir pour ressort essentiel un avantage-coût marginal et éminemment volatil. Hypocrisie enfin quand la France applaudit les délocalisations que les autres opèrent chez nous et blâme le flux (pourtant moins important) en sens inverse.


On pourrait continuer ainsi, à l’infini ou presque, à faire la liste des contrevérités que véhicule le débat sur les délocalisations. Cela ne servirait à rien. Mieux vaut, non pas se voiler, mais se dévoiler la face. Et reconnaître que, globalement et à long terme, les délocalisations sont un bienfait. Comme le plan Marshall l’a été en son temps, qui fut à l’origine des Trente Glorieuses européennes et, tout autant, de l’émergence de l’imperium industriel américain. Les délocalisations peuvent nous permettre de devenir meilleur tout en rendant plus riches les clients de nos produits, que sont les pays d’accueil de nos délocalisations. Ceci n’exclue en rien, bien sûr, le prix à payer pour atteindre cet objectif. Certains métiers sont ainsi appelés à disparaître en Europe. Et certains pays, dont la France, peuvent se trouver davantage menacés que d’autres par un mouvement, qui est pourtant consubstantiel d’une mondialisation que presque tout le monde bénit de ses vœux depuis plus de vingt ans.


Ceci démontre une chose et une seule, et ce n’est pas une surprise : que les conséquences du mouvement général de délocalisation dépendront de la façon dont ce problème sera géré au plan national (preuve, s’il en était besoin, que la construction européenne ne dissout pas toutes les prérogatives nationales). Il n’est, bien sûr, plus question de fermer les frontières (ah qu’il est « plaisant », de ce point de vue, d’entendre un Gouvernement libéral interdire la délocalisation des « call centers »…). La solution dans ce domaine (outre le traitement social du licenciement qui, en France, aujourd’hui, mériterait une attention légèrement plus soutenue…) passe par deux types de décisions, toutes deux fondamentalement politiques. D’abord l’encouragement à l’ « upgrading » ( pour apporter un remède, dans la même langue, à la maladie anglo-saxonne de l’ « outsourcing »). C’est à dire le renversement complet du « trend » français actuel de paupérisation de l’enseignement supérieur et de la recherche. Ensuite, et c’est plus compliqué à mettre en oeuvre, l’organisation d’un « meilleur » flux d’investissement entre la France et les pays qui lui sont le plus proche. Flux d’investissement financier d’abord car, aussi bien à l’Est de l’Europe qu’au Maghreb, nous disposons de véritables alliés industriels : le « nearshore » ne serait-il pas, dans ce domaine une efficace alternative à l’ « offshore » ? Mais aussi flux d’investissement humain car les Indiens et les Chinois d’une part, les Américains de l’autre, ont beaucoup à nous apprendre en matière de partage du savoir, entre ce que l’on appelle, de manière désormais impropre, le Nord et le Sud. Ces pays ont collectivement prouvés qu’accueil chaleureux des étudiants étrangers et mécanismes incitatifs de retour au pays sont aujourd’hui les « deux mamelles » d’une politique de délocalisation efficiente.


John Monk, patron de la Confédération Européenne des Syndicats, reconnaît le caractère à la fois inéluctable et potentiellement créateur de bien être des délocalisations. Pour une fois, écoutons les syndicats, - au moins ceux qui sont de bonne foi – et contribuons à ce que les délocalisations soient ainsi une opération « gagnante – gagnante » (pour ne pas dire « win-win »...).

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2008 - La crise des subprimes et ses conséquences



La crise des subprimes et ses conséquences :
les nécessaires réformes du système bancaire international


Olivier Pastré

Professeur à l’Université

de Paris VIII




Souvent comparée à la crise de 1929, la crise des crédits subprimes est née aux États-Unis en 2007 de la difficulté rencontrée par les ménages à faible revenu de rembourser leurs crédits logement. Une crise de confiance générale dans le système financier a depuis conduit à la chute des marchés financiers et à une crise de liquidité bancaire.

Alors que la question se pose désormais d’évaluer l’impact que cette crise va avoir sur la croissance de l’économie mondiale, elle entraîne d’ores et déjà un profond bouleversement du système et du paysage bancaire.

 

 


 

            Quel est le rôle d’une banque ? En principe, elle collecte des dépôts à court terme et elle consent des prêts à long terme. C’est ce que l’on appelle la « transformation », fonction matricielle du métier de banque depuis au moins le XIXe siècle. Cette activité a toutefois beaucoup changé depuis le début des années 1980, et la finance mondiale en a été profondément affectée. L’actuelle crise, dite des « suprimes », qui secoue le système bancaire est le résultat d’un certain nombre d’évolutions du métier de banquier.

 

1.      La genèse de la crise

 

            Dans un premier temps, dans les années 1980, pour relever le défi de la dérégulation et du développement des marchés financiers, les banques se sont mises à diversifier leurs activités, dans la banque d’affaires, la gestion d’actifs, la bancassurance, la monétique et un peu dans l’investissement au capital des sociétés non cotées (private equity). Elles ont même créé des métiers nouveaux, comme la logistique de paiement ou la gestion actif-passif de leur propre bilan. Jusque-là, rien de bien grave puisque la diversification de leurs sources de revenus équivalait à celle de leurs risques.

 

            Les choses se sont compliquées dans un deuxième temps, au milieu des années 1990. La diversification des risques n’a pas empêché quelques crises graves – comme celle des « savings and loans » aux États-Unis, celle des banques japonaises ou encore celle du Crédit Lyonnais en France – et a donc conduit les autorités de régulation à encourager les banques à « essaimer » leurs risques. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les banques ont suivi le conseil à la lettre, faisant preuve d’un zèle jusqu’alors inconnu. Les seules banques françaises n’ont-elles pas dépensé près de 13 milliards d’euros en logiciels et services informatiques en 2007, dont une bonne partie au moins a été consacrée à la mise au point de programmes de gestion des risques et des opérations de marché ?

 

Les banques ont ainsi découvert un nouveau champ de développement au nom bizarre : l’« origination-structuration-distribution ». Puisqu’une banque peut désormais sortir les crédits de son bilan pour en faire de nouveaux, elle cherche des crédits de profils comparables (origination), les « package » (structuration) et les vend (distribution) à des épargnants qui lui font confiance sur le seul métier qui est en principe le sien, à savoir l’analyse du risque. Au passage, elle empoche de confortables commissions qui rémunèrent sa capacité à monter des opérations apparemment gagnant-gagnant (win-win).

 

            Ce faisant s’opère un imperceptible « glissement progressif du plaisir ». La banque transforme son statut de preneur et diviseur de risques en simple courtier– ou broker – de risques. L’essentiel devient, dans le meilleur des cas, non pas le risque qu’elle prend, mais l’actif mis en garantie du crédit. Et encore est-ce là dans le meilleur des cas car, le plus souvent, ce qui importe avant tout c’est de couper le cordon ombilical avec le risque pris.

 

            Ce nouveau jeu est d’autant plus séduisant qu’il est rémunérateur. À peine vient-on de « découvrir » – car tout le monde le savait, en fait – que la banque de financement et d’investissement de la Société générale générait, à elle seule, près de la moitié des bénéfices de la banque, que l’on « redécouvre » que la plupart des grandes banques de la planète reposaient, depuis dix ans, sur un modèle à peu près similaire. Ces activités de courtage à risque dégageaient des rentabilités annuelles de plus de 40 à 50 %, ce qui reléguait les banques de détail, cantonnées à des retours sur investissement d’à peine 15 %, au rang de mercanti sans panache.

 

            La seule structuration des titres représentatifs des portefeuilles de créances bancaires (CDO, Collateralised Debt Obligations) générait alors des commissions qui excédaient le milliard de dollars annuel pour les leaders du secteur, Citigroup et Merrill Lynch. Au total, 84 milliards ***d’euros ?*** de commissions furent ainsi versés aux banques d’affaires en 2007. L’une d’elles, Bear Stearns – qui la première frôla la mise en liquidation quand le marché des subprimes se retourna –, annonçait des retours sur investissement pour ses actionnaires quatre fois supérieurs à la moyenne du secteur bancaire. Il suffisait alors de proposer des super-dividendes ou des rachats d’actions pour augmenter encore la rémunération des actionnaires. Alice au pays des merveilles bancaires…

 

            Le système a vu les salaires des jeunes traders atteindre des sommets astronomiques et les banques se les arracher à coups de primes et de bonus. « Seulement » 7,4 milliards de livres sterling de bonus ont été distribués en 2007 à la City, en baisse de 10 % par rapport à 2006. À Wall Street, la hausse fut toutefois de 9 %, pour atteindre la somme de 66 milliards de dollars.

 

            Là où le bât blesse, c’est que la banque n’est pas un métier comme les autres. Vendant de la confiance, les banques ont un comportement naturellement grégaire. Elles doivent être là où les autres sont et ne pas se tromper toutes en même temps. Si la titrisation des crédits subprime réussit à Citigroup, il faut en être, quel qu’en soit le prix. Même si, en se partageant un même gâteau entre un plus grand nombre de convives, la part de chacun se réduit inévitablement. Car la banque, contrairement à l’image qu’elle donne, est une industrie hyperconcurrentielle. Si sur quelques niches certaines arrivent à préserver leurs marges sur un marché jugé porteur par la profession, elles se livrent le plus souvent à une « guerre des prix » qui, en comparaison, fait passer la grande distribution pour un cartel des années 1930.

 

            Comportement moutonnier et concurrence exacerbée : tous les ingrédients étaient réunis pour que les banques baissent leur garde en matière de contrôle des risques. À l’égard des emprunteurs, elles ont ainsi oublié les bons vieux préceptes de prudence – en 2006, la moitié des crédits accordés aux particuliers américains l’ont été sans vérification des revenus ! À l’égard des épargnants, elles ont oublié de faire la distinction entre les investisseurs « avisés » et ceux qui ne l’étaient pas. Les banques ne se sont alors pas privées d’offrir à ces derniers des produits dont les risques pourtant évidents étaient dissimulés sous les doux vocables de « dynamisme », « croissance » ou « performance ».

 

            Puis est arrivé le moment où la dynamique a brutalement pris fin. Nul mieux que Hyman P. Minsky, économiste américain décédé en 1996 et qui aurait mérité le prix Nobel, n’a décrypté et décrit les ressorts des crises bancaires. Le comportement grégaire joue, en effet, dans les deux sens. Après le flux, le reflux. C’est « le moment de Minsky » : après avoir fait preuve d’une confiance aveugle, les banques s’auto-entretiennent dans une défiance tout aussi aveugle. Au point qu’elles ne se font même plus confiance entre elles. C’est ce que l’on appelle une crise de liquidité – plus d’argent disponible à court terme, ou alors à des prix défiant toute rationalité.

 

            Le système bancaire a désormais à résoudre une double incohérence. Alors qu’elles n’ont jamais été aussi réglementées, les banques sont parvenues à se comporter comme si elles étaient à l’abri des lois et du bon sens. Par ailleurs, alors qu’elles ont permis de financer l’exceptionnelle croissance mondiale des dix dernières années, elles la bloquent désormais à long terme. Deux contradictions à dénouer, mais aussi deux défis à relever.

 

2.      La crise bancaire

 

            Concernant l’ampleur des dégâts, les chiffres les plus fous circulent avec, comme toujours en période de crise, des approximations minimalistes et d’autres apocalyptiques.

 

            Commençons par les minimalistes : en juillet 2007, le coût global des subprimes était évalué à 30 milliards de dollars, puis la Réserve fédérale américaine (Fed) a évoqué les chiffres de 80 milliards puis de 100 milliards. Aujourd’hui, un montant de 400 milliards de dollars fait consensus. Et les incurables optimistes de comparer ce chiffre au montant des crédits subprime accordés (1 300 milliards de dollars) ou, mieux encore, au total des crédits bancaires octroyés aux États-Unis, pour mieux minimiser l’impact de la crise actuelle. Or, ce n’est pas en minorant un risque qu’on le fait disparaître. Certes, l’intention est parfois louable : éviter à tout prix un mouvement de panique et se prémunir contre toute accentuation des anticipations récessionnistes. Mais la maladie l’emporte inexorablement sur le remède. Car une minoration des risques permet aux lâches – et ils se multiplient par les temps qui courent – de fuir leurs responsabilités.

 

            L’excès inverse est tout aussi critiquable. C’est Goldman Sachs qui a ouvert le bal dans ce domaine en annonçant une perte pour l’industrie bancaire mondiale de 2 000 milliards de dollars, soit l’équivalent du produit national brut de la France (2 200 milliards de dollars). L’équation est très simple : selon Goldman Sachs, une perte de 1 dollar sur un crédit subprime entraîne une diminution de 10 dollars sur la production de crédits nouveaux ce qui, compte tenu des ratios prudentiels actuels, n’est pas absurde mais ne constitue pas, à proprement parler, une perte.

 

            Allant plus loin, Patrick Artus, l’un des économistes qui a analysé le plus sérieusement la crise actuelle, a – par goût de la provocation ? – proposé un chiffrage à 12 000 milliards de dollars en suivant l’équation suivante : la capitalisation boursière mondiale ayant baissé de 4 500 milliards d’euros ***depuis le début de la crise ?***, le marché des créances titrisées – dont l’encours est de 50 000 milliards de dollars – étant, temporairement au moins, rentré dans une phase de glaciation et les marges sur les dérivés de crédit ayant explosé (jusqu’à 3 % de hausse sur un encours de 35 000 milliards de dollars), on arrive très vite à des chiffres de pertes en capital parfaitement abyssaux. À cela, on pourrait très bien ajouter les pertes de valeur du patrimoine immobilier américain que l’on peut raisonnablement chiffrer à plusieurs milliers de milliards d’euros. L’addition des pertes réelles et potentielles devient, dans ces conditions, très vite astronomique. Il est vrai que les nouveaux principes comptables ont tendance à sanctionner de manière particulièrement brutale tout écart de volatilité. Mais, à trop vouloir additionner des « choux » financiers et des « carottes » bancaires, ne perd-on pas tout sens de la réalité ?

 

            Entre ces deux évaluations extrêmes, si l’on veut procéder à un chiffrage réaliste – même approximatif – des conséquences de la crise des subprimes, il n’est pas absurde d’opérer par cercles concentriques, en partant du « cœur du réacteur », pour mieux comprendre les chaînes logiques qui vont de Santa Clara en Californie au fin fond de la campagne chinoise.

 

• Commençons donc par le « juge de paix » que constituent les profits. Les conséquences de la crise pour les banques sont de trois natures différentes : hausse du coût de refinancement, perte de revenus [1] et sanction comptable – effet des normes internationales d’information financière. L’addition est salée : 24 milliards de dollars de pertes sèches pour Merrill Lynch en 2007, 16 milliards de dépréciation d’actifs et 15 milliards de pertes pour Citigroup – les plus importantes pertes depuis la création de la banque en 1812 –, et ce n’est sûrement pas fini car Citigroup évalue à 141 milliards de dollars son risque maximal de pertes sur ses activités de titrisation (d’un montant total de 314 milliards de dollars), ce qui représente trois fois la capitalisation boursière de la Société générale. Les banques américaines sont évidemment les plus immédiatement frappées. Une banque américaine sur quatre dont les actifs dépassent les 10 milliards de dollars a ainsi perdu de l’argent en 2007. Mais certaines banques européennes, très impliquées dans les dérivés de crédit, ne sont pas en reste : 12 milliards de dollars de dépréciation d’actifs pour la banque britannique HSBC en 2007 et 21 milliards pour la banque suisse UBS en 2007 – avec, en stock, encore 80 milliards d’actifs à risque. Sans même parler des 38 milliards de pertes pour la Britannique Northern Rock.

 

            En comparaison, les pertes affichées à ce jour par les banques françaises (hors Société générale) paraissent limitées : 1 milliard d’euros pour Calyon, l’addition étant plus lourde pour Natixis du fait de l’exposition de sa filiale américaine CIFG. Si seules deux d’entre elles affichent des pertes en 2007 (SG CIB et Calyon), on estime le coût total de la crise sur les comptes de 2007 des banques françaises à 15 milliards d’euros. Toutefois, de nouvelles mauvaises surprises sont possibles et même plus que vraisemblables, et ce alors que certaines banques françaises en sont déjà à se refinancer auprès… d’entreprises industrielles qui disposent de liquidités. Un comble !

 

            La crise des subprimes ne pénalise pas que l’activité bancaire au sens strict. Cette crise n’est pas qu’une crise des subprimes mais une crise de la titrisation au sens large. L’ensemble des activités liées à la titrisation – comme le crédit à la consommation – se trouve donc dans la tourmente. Citigroup affiche pour 2007 une perte de 400 millions de dollars dans ce secteur – contre 2 milliards de gains en 2006 – et 70 % des banques américaines s’attendent à une détérioration de la qualité de leurs encours de crédit à la consommation en 2008. De même pour le secteur des cartes de crédit, Citigroup a ainsi vu ses résultats baisser en 2007 de 60 % après une provision de 500 millions de dollars.

 

            Les profits globaux des banques sont donc, pour nombre d’entre elles, revus à la baisse. Il est clair que les nouvelles normes comptables se révèlent, dans la circonstance, particulièrement pénalisantes. Le plus inquiétant est que cette sanction pénalise aussi les banques les plus vertueuses ***pourquoi ? Expliquer en une ligne les causes à conséquences***. Ainsi en est-il aux États-Unis d’American Home Mortgage, mise en faillite alors même que cette banque s’était bien gardée de toucher aux vénéneux subprimes.

 

            Si l’on cumule les pertes de revenus à venir – montage d’opérations de titrisation, par exemple –, l’augmentation des besoins en fonds propres pour accompagner l’inéluctable mouvement de réintermédiation – c'est-à-dire de réintégration dans les bilans bancaires des opérations de financement – et la hausse du coût de refinancement, il n’y a pas cher à donner de la rentabilité bancaire dans les mois, voire les années, à venir. Comme le notait la Banque de France en décembre 2006 : « Les banques ayant remplacé du risque de crédit (en titrisant les créances qu’elles détiennent) par un risque de contrepartie (en prêtant de l’argent aux “hedge funds”) plus incertain, leur exposition réelle n’est pas nécessairement connue » ***Les parenthèses font-elles partie de la citation ? Sinon, crochets***. On ne peut être plus clair.

 

• Rien d’étonnant à ce que la valorisation boursière des banques soit mise en péril. Entre juillet et décembre 2007, la valeur boursière des 100 plus grandes banques mondiales s’est effondrée de 435 milliards d’euros. L’indice qui regroupe les 600 plus grandes banques américaines a pour sa part baissé de 33 % par rapport à juillet 2007, avec des chutes vertigineuses pour certaines d’entre elles. En ne prenant que les banques européennes, la chute a particulièrement touché les banques britanniques et espagnoles, plus exposées au risque immobilier et plus chères ***valorisées ?*** au départ que les autres.

 

• Qui dit moindre rentabilité dit, inéluctablement, compression des frais généraux et, en premier lieu, dans cette industrie de main-d’œuvre, compression des frais de personnel. 2 500 licenciements chez Lehman Brothers, 4 200 chez Citigroup et 3 000 à la Bank of America. Pour l’ensemble des banques américaines, la crise a déjà supprimé 90 000 emplois. Et le pire semble encore à venir. Le cabinet Punk Ziegle estime qu’un emploi bancaire sur dix pourrait faire les frais, aux États-Unis, de la crise des subprimes. Là encore, les conséquences de la crise américaine se propagent au reste de la planète financière. Pour ne prendre qu’un exemple, la banque suisse UBS, leader mondial de la gestion d’actifs, ayant à annoncer sa première perte depuis dix ans (2,7 milliards d’euros), va diviser par deux ses effectifs dans ses branches immobilières et de titrisation, et fermer sa division de courtage pour compte propre aux États-Unis. Quant à la City londonienne, elle devrait perdre 6 500 emplois en 2008 dans les seules activités de banque d’affaires, le Grand Londres étant directement frappé par cette crise et voyant son taux de croissance passer de 3,6 % en 2007 à 1,4 % en 2008.

 

• Début d’assainissement + baisse brutale des valeurs boursières = reprise des opérations de recomposition du paysage bancaire. L’équation est d’une simplicité absolue et s’est vérifiée tout au long de l’histoire bancaire. L’investissement de Bank of America dans le spécialiste de crédit immobilier Countrywide marque probablement le début de la saison des « soldes » bancaires. Dans les seules villes de Chicago et de Dallas, 12 banques spécialisées dans l’immobilier ont annoncé, depuis juillet 2007, être en pourparlers en vue d’une fusion. Dans un pays qui compte encore 7 500 établissements – cette profusion étant le fruit d’un archaïsme bancaire institutionnalisé au lendemain de la crise de 1929 –, de nombreuses consolidations sont encore à opérer.

 

            Cette évolution est aussi prévisible, à un moindre degré, dans le reste du monde – a fortiori, pour ne prendre que l’exemple de l’Europe, dans les pays dont l’industrie bancaire est restée très éclatée comme l’Allemagne (2 400 banques) ou l’Italie. Avant même la crise des subprimes, l’ampleur sans précédent de ce mouvement de fond avait révélé en 2007 par l’opération ABN AMRO aux membres du club très fermé des patrons de banques. Pour la première fois en effet dans l’histoire bancaire, une banque – et non des moindres puisqu’il s’agissait de la première banque néerlandaise – avait été vendue « à la découpe » à trois autres banques européennes, la Britannique Royal Bank of Scotland, l’Espagnole Santander et la Belge Fortis. L’opération a prouvé que le secteur bancaire pouvait connaître ce que toutes les industries font depuis plus de vingt ans, à savoir « détricoter » des entreprises pour rentabiliser chacune des parties. Cette opération – dont les caractéristiques sont toutefois suffisamment particulières pour ne pas donner lieu à une généralisation outre mesure – a fait l’effet d’un électrochoc auprès de la communauté bancaire internationale. Désormais les banques vont aussi pouvoir jouer au « lego » industriel du fait de l’opportunité de nombreuses fusions-acquisitions…

 

3.      Les réformes à mettre en œuvre

 

            « Il est probable que les temps qui viennent imposeront le premier test tangible pour un changement du modèle économique bancaire ». L’auteur de ces propos – beaucoup moins innocents qu’il n’y paraît de prime abord – n’est autre que Jean-Claude Trichet, le président de la Banque centrale européenne (BCE).

 

            Désormais, la banque ne sera plus jamais tout à fait la même. Quel que soit le scénario de sortie de crise, plus ou moins lent, plus ou moins « meurtrier », les banques vont devoir procéder à des révisions déchirantes. Il va falloir notamment qu’elles réintègrent dans leurs bilans une part significative des crédits qu’elles octroient et que les autorités de régulation les aident, voire les encouragent, à le faire.

 

            La titrisation a des avantages incontestables. Elle a permis de disséminer le risque, et donc d’accélérer le financement de la croissance mondiale. Mais le système de « titrisation tous azimuts » est en train de trouver ses propres limites. Les banques doivent réapprendre à assumer les risques qu’elles prennent. Sans pour autant freiner la croissance économique. L’exercice est donc périlleux.

 

3.1.     Le retour des fonds propres

 

            Dans les mois et les années à venir, on devrait assister à « la revanche des briques », c'est-à-dire retrouver le charme des bonnes vieilles agences bancaires qui collectent les dépôts. La revanche du retail sur le corporate, en fait des traditions sur la modernité incontrôlée.

 

            Après deux décennies pendant lesquelles les banques n’ont pensé qu’à verser des super-dividendes ou à racheter leurs propres actions, les fonds propres sont promis à revenir au goût du jour. Si les risques bancaires se réinstallent dans les bilans des banques, il va en effet falloir, pour faire autant de crédits, davantage de fonds propres. Cette évolution a une double conséquence. D’abord les banques vont devoir faire leur deuil des taux de rentabilité très élevés. Rappelons qu’avant la crise, la norme était devenue supérieure à 20 % dans la banque ce qui, dans une économie mondiale qui croît au rythme de 5 % par an, n’est pas tenable.

 

            Deuxième conséquence, les banques vont faire face à l’alternative suivante : soit céder des actifs – ce qu’ont commencé à faire certaines banques comme le Crédit agricole en vendant sa participation dans Suez, ou Merril Lynch en vendant son activité de financement d’entreprise –, stratégie à courte vue et à faible rayon d’action ; soit, solution bien plus pérenne, courtiser leurs actionnaires et, éventuellement, en trouver de nouveaux – et ce au moment où l’aversion au risque est maximale auprès des opérateurs économiques qui privilégient l’obligation d’État et la Sicav monétaire « non dynamique ». Le défi n’est donc pas évident à relever.

 

3.2.     Le rôle des fonds souverains

 

            Là interviennent les « fonds souverains », c'est-à-dire les fonds d’État. Sur ce thème, il faut savoir raison garder. Si ces fonds ne datent pas d’hier – la Caisse des dépôts et placements du Québec ou la Koweit Investment Authority sont immensément riches depuis de nombreuses décennies –, ce qui a changé c’est leur poids relatif dans l’économie mondiale. Ces fonds capitaliseraient aujourd’hui 2 500 milliards d’euros et certaines estimations prévoient que leurs actifs sous gestion culminent à 15 000 milliards d’euros en 2015. Cette tendance n’est que le « dommage collatéral » de l’accumulation de colossales réserves de change par les pays émergents, notamment les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine).

 

            Le poids croissant de ces fonds pose un double problème. En premier lieu, celui du retour de l’étatisme financier. À coup de privatisations plus ou moins réussies, l’État reculait depuis plus de vingt ans partout dans le monde, au moins en tant qu’actionnaire. L’État actionnaire fait, au travers de ces fonds, un retour en force, ce qui n’est pas sans poser des problèmes en termes de gouvernance. Qui dirige en effet ces fonds ? Quels sont les principes d’investissement guidant leurs choix ? Quel contrôle s’exerce sur eux ? Dans ce domaine, les règles du jeu doivent être clarifiées si l’on ne veut pas revenir à l’ère de l’opacité : une réflexion sur les « possumus » et les « non possumus » de ces nouveaux géants de l’investissement doit être menée à bien.

 

            Deuxième problème lié au premier : quelles vont être les cibles d’investissements de ces fonds et quelles menaces ceux-ci font-ils peser sur le contrôle du capital des grandes entreprises cotées de l’hémisphère Nord – et donc sur la souveraineté des pays qui accueillent les sièges sociaux de ces multinationales ? Ces fonds vont-ils se comporter comme « de bons pères de famille », partenaires à long terme des entreprises dans lesquelles ils ont investi, ou, au contraire, comme des prédateurs avides de plus-value à court terme ou de réorientations stratégiques radicales ?

 

            À ce stade, sans préjuger de l’avenir, commençons par rappeler que si la structure du capital des grandes entreprises est très fragile, et ce particulièrement en France, les fonds souverains n’en sont pas responsables. Faisons l’hypothèse que si une meilleure gouvernance de l’économie mondiale voit le jour grâce à la crise actuelle, ces fonds pourront éviter le pire, à savoir la prédation, pour ne conserver que le meilleur, à savoir l’accompagnement à long terme d’entreprises performantes.

 

            Pour les banques à la recherche de solutions à leur problème de réintermédiation, les fonds souverains présentent l’immense avantage de pouvoir investir dans leur capital – même à des prix bradés – et, ce faisant, de contribuer au renforcement de leur capacité de prêt. Certains fonds souverains ne s’en sont, depuis peu, pas privés. Un fonds de Singapour, GIC, a ainsi investi 11 milliards d’euros au capital d’UBS. Un autre fonds de Singapour, Temasek, détient aujourd’hui 16 % du Standard Chartered, 2,5 % de Barclay’s et 9 % de Merrill Lynch. Le fonds d’Abu Dhabi, ADIA, a pris 5 % du capital de la première banque mondiale, Citigroup. Quant au CIC chinois, après avoir évité de justesse de se retrouver actionnaire de Bear Stearn, il est devenu le premier actionnaire de Morgan Stanley avec 10 % du capital de cette banque américaine. Si on ajoute les 6 % de Barclay’s détenus par un autre fonds chinois (CDB), les 7,5 % du capital du fonds d’investissement américain Carlyle détenus par ADIA, et quelques autres participations de ce type, cette vague, qui semble de fond et représentant au total 60 milliards de dollars, a de quoi inquiéter.

 

            La « planète finance » va-t-elle basculer dans l’escarcelle des fonds souverains ? Seuls l’avenir, le bon sens et une volonté collective de mieux réguler l’économie mondiale le diront. À ce stade, ces fonds participent – pour leur plus grand bien, mais aussi pour le plus grand bien de tous – à la recapitalisation des banques qui en ont le plus grand besoin.

 

3.3.     La sécurité des clients

 

            Après le retour des dépôts et des fonds propres, la sécurité des clients des banques est au cœur des enjeux à venir. Les clients de Northern Rock, qui ne sont en rien responsables des errements des dirigeants de leur banque, ont pourtant failli tout perdre. Afin que cela ne se reproduise pas, il convient d’abord de sanctionner les banques, et les dirigeants de celles-ci, qui ont « trahi » leurs missions de banquier, dont la plus importante est la protection de l’épargne qui leur est confiée. Quitte à nationaliser celle-ci de manière temporaire, comme vient de le faire la très libérale Banque d’Angleterre avec Northern Rock et comme l’avaient fait, avant celle-ci, certains pays scandinaves.

 

            Il convient aussi, réintermédiation oblige, de renforcer les mécanismes de garantie des dépôts qui garantissent aux clients des banques de retrouver au moins une partie de leurs avoirs au cas où la banque ferait faillite. Ce mécanisme existe presque partout mais son « pouvoir couvrant » varie très sensiblement d’un pays à l’autre. Son indépendance vis-à-vis de la Banque centrale – faible en Angleterre, presque totale en Espagne et en France –, de même que son niveau de couverture – très protecteur en Italie, significatif en France et ridicule en Angleterre – se devraient d’être harmonisés.

 

            Mais la sécurité des déposants ne doit pas s’arrêter à cette garantie de dernier recours. Elle doit aussi passer par une responsabilisation des banques dans tous les domaines. À commencer par l’activité de conseil à leurs clients : quand une banque vend à ses clients un produit « garanti » au moment même où éclate la « bulle internet », ou quand elle leur fait miroiter les charmes des Sicav monétaires « dynamiques » sans les prévenir des risques qu’ils encourent, sa responsabilité se doit d’être engagée de manière irréversible. Si la profession ne prend pas, très vite et de manière très déterminée, des mesures qui ne soient pas seulement cosmétiques, il faudra, comme l’ont fait les États-Unis avec le Credit Protection Act et le Truth in Lending Act, en passer par la loi. C’est le prix à payer pour que la confiance dans le système bancaire, pierre angulaire du financement de l’économie mondiale, ne s’effondre pas.

 

            Les banques doivent aussi davantage se responsabiliser en matière de gestion pour compte propre ou, à défaut, être aidées à le faire. Si l’on ne veut pas que les banques se transforment en hedge funds incontrôlables et si l’on ne veut pas être obligé, comme le préconise le prix Nobel d’économie Kenneth Arrow, de revenir au Glass-Steagall Act américain de 1934 – qui avait séparé pour un demi-siècle les activités de banque de dépôts et de banque d’investissement –, il va falloir que les banques filialisent d’une manière ou d’une autre leur activité pour compte propre et que ces filiales se voient dotées de ratios prudentiels spécifiques.

 

3.4.     Une nouvelle déontologie interne

 

            Par ailleurs, il est clair que la grille de rémunération des personnels et dirigeants bancaires doit être revue dans les banques d’affaires et de marché pour, comme le note avec tact le directeur du Trésor italien, Giovanni Sabatini, « réduire l’appétit pour le risque et pour le court terme des opérateurs ». L’idée n’est pas de supprimer les bonus des golden boys ni même de les encadrer trop strictement, car la concurrence entre banques aurait tôt fait de rendre ce système inopérant, mais peut-être d’introduire des « malus ». Ces sanctions pécuniaires en cas de pertes, que Salomon Brothers avait pratiquées au début des années 1990, permettraient à la profession d’éviter les traders trop aventureux.

 

            Pour ce qui est du contrôle interne, de nouvelles règles, de bon sens pour la plupart, pourraient être mises en place, notamment à la lumière des défauts sécuritaires mis en évidence par « l’affaire Jérôme Kerviel ». Du contrôle des véritables positions des traders à la mise en place de stress-tests – ces scénarios catastrophes simulés pour faire face à toute éventualité de marché – dignes de ce nom, en passant par la mise en place de véritables parois étanches entre contrôleurs et contrôlés, il y a de nombreuses décisions à prendre. Avec, in fine, la revanche des « back-offices » – à ce jour les obscurs garants de la régularité des opérations bancaires – sur les « front-offices », qu’un coup de projecteur hasardeux a mis en péril personnel, en les incitant à prendre pour leur banque des risques extrêmes.

 

            Tels sont quelques-uns des chantiers que les banques, individuellement et aussi – le jeu en vaut la chandelle – collectivement, devraient entreprendre. Rappelons que les crises bancaires les plus graves durent, en moyenne, huit ans. Les banques de tous les pays du monde doivent donc, résolument et rapidement, mener à bien un examen de conscience approfondi.

 



[1] Finis les financements d’acquisition par emprunt (LBO) et la titrisation… : les émissions de titrisation à moyen terme sont passées de 400 milliards de dollars en juillet 2007 à… 1,73 milliard en février 2008


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| Articles 2004

2004 - A la recherche d’un modèle européen de gouvernance d’entreprise



A la recherche d’un modèle européen

de gouvernance d’entreprise


Olivier Pastré

Professeur à l’Université

de Paris VIII




Moins de deux ans après la faillite symbolique d’Enron, la planète économique et financière n’arrive toujours pas à « retrouver ses marques ». 15 000 milliards de dollars de valeur boursière détruite, soit environ quatre fois le PNB du Japon. De nombreux secteurs d’activité, de l’assurance aux technologies de l’information en passant par le transport aérien, en crise profonde. De nombreux patrons, jadis portés aux nues, voués désormais aux gémonies. Plus grave que tout, une perte de confiance dans les valeurs entrepreneuriales autant que dans les règles comptables, qui est porteuse de toutes les volatilités indicielles de même que de toutes les apathies boursières.

Pendant quelques mois, on a cru que le syndrome était strictement anglo-saxon. Enron, Worldcom,Tyco , …. : il est vrai que les premiers craquements se sont produits aux Etats-Unis. Mais très vite, Vivendi, France Télécom, Marconi, Fiat, Ahold et bien d’autres nous ont amené à conclure que la crise n’était pas strictement « made in U.S.A. » mais était une véritable crise systémique. Et que l’on ne pouvait, donc, plus se contenter, de ce côté de l’Atlantique, du bon vieux « circulez, il n’y a rien à voir », leitmotiv, depuis 18 mois, des autorités de régulation européennes.

 

Si la crise est, belle et bien, mondiale, ses causes, son déroulé et son issue n’en sont pas, pour autant, uniformes à l’échelle de la planète. Le gouvernement d’entreprise est une discipline fondée sur la relativité, historique (la crise actuelle est aussi grave mais de nature différente de celle de 1929) mais aussi (et, peut-être, surtout) géographique[1]. Nous voudrions montrer ici qu’il existe un véritable modèle européen de gouvernance d’entreprise et que, dès lors, toute refondation de ce modèle, sérieusement mis à mal au cours des derniers mois, passe par des voies et des moyens qui ne peuvent être le décalque de modèles alternatifs. La politique à mener en ce domaine n’est pas celle des « transferts de technologie » mais bien celle de la « substitution d’importation »…

 

Une dernière remarque introductive : les réflexions qui suivent traitent de la gouvernance d’entreprise. Si nous avons choisi ce terme plutôt que celui de gouvernement, c’est qu’il a, à nos yeux, une acception plus large. Nous pensons que le rôle des instances dirigeantes de l’entreprise, telles que le conseil d’administration ou l’Assemblée Générale des actionnaires (i.e le gouvernement d’entreprise au sens strict) ne peut se comprendre (et donc se réformer) que s’il est intégré dans le cadre plus large des relations de l’entreprise avec son environnement. C’est à ce niveau, et à ce niveau seulement que s’expliquent les particularités nationales (O. Pastré & M. Vigier : « Le capitalisme déboussolé », La Découverte, 2003). Pour remettre le gouvernement d’entreprise européen « sur les rails », un tel détour de production s’impose donc.

 

I)    L’exception culturelle européenne.

Pour commencer, rappelons au lecteur (au cas où il l’aurait oublié…) que nous sommes au cœur d’une phase de mondialisation économique qui n’est, certes, pas unique dans l’histoire du capitalisme mais qui a atteint une ampleur et une intensité qui n’est comparable, de manière convaincante, qu’à celle des décennies 1890 et 1900.


Qui dit mondialisation économique dit, d’une part interpénétration des cultures managériales et, d’autre part, émergence d’entreprises « mondialisées ». Rien d’étonnant à ce que, les entreprises se mondialisant, leur mode de gouvernance échappe, pour partie au moins, aux canons stricts de leur pays d’origine. Peut-on, pour autant, en conclure que les modèles nationaux de gouvernement d’entreprise convergent, même lentement, vers un modèle unique ? La réponse est clairement négative[2] . Ont, certes, joué, au cours des 20 dernières années, des tendances à l’unification. Les deux principales nous semblent être le rééquilibrage du poids respectif du contrôle interne (prédominant dans les pays d’intermédiation bancaire) et du contrôle externe (plus présent dans les pays anglo-saxons) et, surtout, la privatisation, qui a incontestablement altéré les règles de gouvernement d’entreprise en Europe en conduisant à une redéfinition (ce qui ne veut, bien évidemment, pas dire disparition) du lien de l’entreprise avec l’Etat.


Mais, au-delà de ces deux grandes tendances, l’existence d’un véritable modèle européen de gouvernance d’entreprise demeure et semble même s’être, dans certain cas, renforcé. Ce modèle repose sur quatre piliers au moins. Le premier pilier est celui du Droit. Le Droit (pour la partie au moins qui concerne les entreprises) n’a pas (prégnance du Droit romain oblige) le même rôle en Europe continentale que dans le monde anglo-saxon. D’une part, il occupe une place plus importante dans la définition des règles que l’entreprise se doit de respecter. D’autre part, il est fondé non pas sur des règles (ciselables à l’infini et néanmoins perpétuellement contournables) mais sur des principes (laissant davantage libre cours à l’interprétation mais, globalement, facteur de responsabilisation de ceux qui ont à interpréter ceux ci). Cette différence est bien connue. Elle n’en est pas moins essentielle. Une de ses conséquences (parmi les plus importantes à mes yeux) réside dans un moindre poids des mécanismes d’autorégulation en Europe, phénomène dont il convient de tirer aujourd’hui les conséquences (cf. infra § III).


Le deuxième pilier est celui de la concentration du capital. Toutes les veuves de Carpentras (aussi bien que celles de Stuttgart et de Côme) n’y peuvent mais : le capitalisme européen n’est populaire et éclaté que lors des (rares) périodes de privatisations et à l’occasion de quelques « bulles » (dont elles sont les premières à payer la facture). Hors ces « anecdotes », le capitalisme européen est structurellement concentré. Les investisseurs institutionnels, même en l’absence de mécanismes de financement des retraites par capitalisation, y ont un poids (et, ce faisant, une responsabilité) déterminant(e). Cette concentration du capital s’explique pour partie (et pour partie seulement) par un autre trait du modèle européen qui est le poids des PME en général, et des PME familiales en particulier.


Troisième pilier, enchaîné au précédent par une double relation de cause et d’effet, l’Europe reste une zone de financement intermédié. Certes, le développement de la finance directe et des marchés financiers a quelque peu « abatardi » ce modèle. Il n’en reste pas moins vrai que les entreprises européennes continuent à entretenir avec leurs banques des relations de long terme, parfois mouvementées mais toujours étroites. Ces relations donnent aux banques des pouvoirs considérables en période de « market crunch » mais offrent aussi aux entreprises une visibilité que les bourses, « alpha et oméga » du modèle anglo-saxon, peuvent, à tout instant, leur refuser.


Enfin, dernier pilier, et non des moindres, du gouvernement d’entreprise à l’européenne : les « stakeholders ». L’entreprise est, d’abord et avant tout, un « lieu de contrats ». Le gouvernement d’entreprise n’est, dans un pays donné, à un instant donné, que la topographie des contrats qui structurent l’exercice du pouvoir managérial. Cette topographie varie d’une période à l’autre et d’un pays à l’autre. Au cœur de la topographie anglo-saxonne trône  l’actionnaire, seul véritable mandant du « manager ». En comparaison, la topographie européenne est plus « vallonnée ». Les salariés et leurs représentants (l’un ne se résumant pas à l’autre) ; certains clients ou certains fournisseurs dès lors qu’existe une relation bi-univoque de dépendance avec l’entreprise considérée (ce qui arrive souvent sur un marché de taille moyenne) et l’Etat, moins en tant que législateur qu’en tant qu’ « accompagnateur » des entreprises (la privatisation de nombreuses entreprises publiques n’ayant pas encore, en Europe, à ce jour, dissout le lien historiquement complexe, entre le public et le privé) participent, à un titre ou à un autre, au gouvernement des entreprises européennes. Cela donne à ces entreprises des droits mais aussi des devoirs spécifiques.


On peut, peut être, ajouter quelques traits distinctifs de plus pour caractériser le « gouvernement d’entreprise à l’européenne » (au niveau de chacun des pays en particulier). On peut, par ailleurs, sûrement débattre sur la solidité relative de chacun des piliers décrits trop brièvement ici. Il n’en reste pas moins que l’entreprise européenne (et, pour certaines, néanmoins mondiale) est régie par un code différent de celui des entreprises anglo-saxonnes.


Il faut dès lors en tirer les conséquences.



II)    L’apathie régulatrice.

Faisons l’hypothèse que le « modèle américain » en matière de gouvernance d’entreprise (comme dans bien d’autres domaines d’ailleurs) soit moins « performant » qu’il ne s’était, lui même, auto-proclamé. Faisons l’hypothèse qu’Enron ne soit ni Vivendi, ni même Métaleurop. Faisons ainsi l’hypothèse que le gouvernement d’entreprise à l’européenne soit plutôt plus protecteur que les autres. Il n’en reste pas moins vrai que la crise actuelle est bien une crise de l’entreprise capitaliste, quel que soit la nationalité de son siège social et quel que soit le marché sur lequel elle opère.


De ce point de vue, on ne peut manquer d’être frappé (et séduit) par la réactivité américaine. On peut, certes, critiquer la loi Sarbanes Oxley de l’été 2002 (votée dans la précipitation et répondant, pour partie au moins, à des préoccupations électoralistes parfaitement étrangères au débat de fond). Il n’empêche : cette loi a, au moins, trois mérites. D’abord d’avoir existé et existé très vite (les effets d’annonce sont, en économie de marché, essentielles). Ensuite, comme la boîte de Pandore, d’avoir, en prenant des risques ( y compris celui de dérives extrémistes) à peu près « tout mis sur la table ». Enfin d’avoir affiché la nécessité de traiter le sujet du gouvernement d’entreprise non pas au seul niveau microéconomique de l’entreprise mais aussi aux niveaux méso et macro économique. Si la loi Sarbanes Oxley n’est pas parfaite, elle n’est pas, non plus, seule et unique. Cette loi ne se comprend, en effet, que si on l’intègre dans l’ensemble des mesures que le gouvernement américain a décidé de mettre en œuvre, en aval, pour structurer un nouveau code de gouvernement d’entreprise, cohérent et tirant les principaux enseignements des errements passés. Ainsi en est-il du renforcement des moyens budgétaires et humains de la S.E.C. Ainsi, de même, en est il de l’accord passé par la dite S.E.C. avec les banques d’affaires afin de structurer une industrie de l’analyse financière indépendante. Résultat des courses ? Au lendemain d’Enron, on pouvait, sans trop de mauvaise conscience, se laisser aller à une certaine dose d’anti-américanisme primaire ; aujourd’hui, on ne le peut plus.


Car qu’observe t’on de l’autre côté de l’Atlantique ? Rien ou presque. Un électro-encéphalogramme quasiment plat, au niveau des pays comme au niveau communautaire. Le cas de la France illustre bien le niveau national. La loi sur la Sécurité Financière, censée faire le pendant des dispositions prises en France en matière de Sécurité Intérieure et de Sécurité Routière, est en train d’échapper au ridicule par la seule force du Sénat (à la pointe de tous les combats révolutionnaires comme chacun le sait…). Se limitant à la création de l’AMF (dans les cartons depuis 4 ans…) et au toilettage du commissariat aux comptes, refusant d’ouvrir le débat sur les administrateurs indépendants (pourtant recommandé par le rapport Bouton), laissant de côté la re-régulation de presque tous les métiers de la finance, cette loi sera finalement « sauvée » par l’adjonction d’amendements ayant au moins eu le mérite d’intégrer « au finish » les problèmes de l’analyse financière et du vote des investisseurs institutionnels.


Le franco-pessimisme n’a pas, pour autant, sa place ici. L’Allemagne au travers de sa loi sur la « promotion du marché financier » n’a guère fait d’avancées conceptuelles spectaculaires alors même que la plupart des entreprises du DAX rechignent encore à adopter le code allemand de « corporate governance » élaboré il y a un an. Quant à l’Italie, son « Codice Preda », adopté en 1999 et remanié en 2002, relève d’une autodiscipline aussi bien intentionnée qu’elle est virtuelle.

 

Peut-on dès lors reporter ses espoirs sur la Commission ? Il n’en est rien. Bien au contraire serait-on tenté de dire. Certes, certains chantiers comme la directive sur les conglomérats financiers ou le processus Lamfalussy de coordination des instances de régulation bancaire avancent « cahin-caha ». Certes le Commissaire Bolkenstein, en charge du marché intérieur, promet de nouvelles propositions en matière de droit des sociétés à l’horizon de la fin de l’année. Mais, d’une part, aucune véritable accélération n’a été observé depuis 18 mois dans ce domaine - alors même que les scandales se multiplient - et, d’autre part, dans bien des domaines, on a plutôt l’impression que l’Europe est, en matière de gouvernement d’entreprise, en train de reculer. Ainsi en est-il en matière de publication des comptes trimestriels des entreprises, que la Commission veut rendre obligatoire alors que la planète entière s’interroge sur le rôle déstabilisateur de telles publications. Ainsi en est-il, de même, en matière de lutte contre les paradis fiscaux et en matière de gouvernement d’entreprise au sens strict, domaines dans lesquels la position de la Commission est notoirement en recul par rapport aux recommandations, pourtant bien peu contraignantes, de l’OCDE.


Au regard de ce qui se fait à Bruxelles depuis quelques mois dans ces différents domaines, on a un peu l’impression que la majeure partie des énergies communautaires est déployée en direction d’une justification aussi agressive qu’illusoire de… l’immobilisme. L’appréciation d’ensemble que l’on peut porter en toute objectivité sur ce sujet participe ainsi, dans le meilleur des cas, d’une immense déception.


III) La nouvelle « feuille de route ».

Il est, en matière de gouvernance d’entreprise, cinq chantiers prioritaires pour l’Europe. Mais avant de présenter ceux ci, il est deux questions préalables auxquelles il faut tenter d’apporter une réponse. La première question, qui ne relève pas seulement de la dimension communautaire, tient du mode de régulation en matière de gouvernance d’entreprise : faut-il ou non, dans ce domaine, légiférer ? La réponse à cette question nous semble devoir être positive, et ce pour deux raisons. D’abord parce que les autres modes de régulation, à savoir l’autorégulation d’une part et le jeu des contre-pouvoirs d’autre part, nous semblent avoir, dans un passé récent, trouvé leurs limites. Certes l’autorégulation est nécessaire et le jeu des contre-pouvoirs doit être encouragé. Mais tout progrès en ces domaines prendra du temps et n’est pas (a priori au moins) assuré de succès.


Par ailleurs, il faut cesser de considérer la loi comme un frein au libre jeu du marché. Seuls ceux qui ne connaissent pas leurs « classiques » en matière d’économie libérale peuvent penser que le marché peut se passer de cadre. Légiférer peut et doit être (ce qui ne veut pas dire que cet objectif soit toujours atteint…) le meilleur garant du bon fonctionnement de l’économie de marché. Deuxième raison : ce qui est vrai en général l’est plus encore dans le cadre européen. L’Europe n’a, ni la culture, ni l’expérience de l’autorégulation et du jeu des contre-pouvoirs. Habituée à l’intervention de l’Etat dans la plupart (trop ?) des domaines d’activité, elle n’a pas su se forger de discipline alternative. Forçons-nous à le faire dans l’avenir. Mais ne surestimons pas, à court terme, l’efficacité de ce mode de régulation.


Deuxième question, plus spécifiquement européenne : faut-il ou non donner la priorité à l’harmonisation sur les progrès des réglementations nationales ? La réponse doit être nuancée. Sur certains points, le principe de subsidiarité doit pleinement jouer. Quand l’harmonisation paraît trop difficile à mettre en œuvre (et, compte tenu des spécificités juridiques nationales, les domaines sont nombreux qui entrent dans cette catégorie) ou quand les ressorts d’un meilleur gouvernement d’entreprise peuvent être forgés au niveau national sans effets collatéraux majeurs, il ne faut pas hésiter : le national doit l’emporter sur le régional. Au contraire, il est certains domaines, pour lesquels les particularismes sont moins marqués et/ou pour lesquels l’enjeu est directement européen, qui nécessitent que les progrès soient directement obtenus au niveau communautaire. C’est par ces chantiers que nous allons commencer.


Le premier chantier est, bien sûr, celui de régulation des marchés financiers européens. Nous ferons ici l’impasse sur la régulation bancaire. Le processus Lamfalussy a - c’est une donnée objective - toutes les apparences de la logique. La lenteur avec laquelle il se met en place a, certes, de quoi inquiéter dans la période actuelle. Mais la seule solution alternative, qui consisiterait à déplacer de manière significative le curseur du pouvoir du côté de Bruxelles et/ou de Francfort, semble, à ce jour, politiquement, non pas incorrect, mais…irréaliste. Si l’on s’en tient donc aux seuls marchés financiers, compte tenu de leur poids relatif en Europe Continentale, il est impensable que l’on puisse continuer à fonctionner sans un « socle » européen minimum. Cela concerne, en premier lieu, la régulation des marchés eux mêmes : hors de la création – rapide – d’un embryon de régulateur européen, point de salut ! Imaginons, à titre de comparaison, des Codes de la Route significativement différents d’un pays européen à l’autre : bonjour les dégats en matière de sécurité routière ! Il faut se convaincre qu’il en est de même en matière de sécurité financière. Mais ce « socle » européen concerne aussi la police des marchés financiers. Sans une telle police, à la concurrence fiscale (dévastatrice et trop mollement combattue) s’ajoutera nécessairement la concurrence « délictuelle » : si, à des Codes de la Route différents s’ajoute l’absence de gendarmes, il ne faudra pas s’étonner que la délinquance financière croisse de manière exponentielle…


Deuxième chantier communautaire, celui de la comptabilité. L’enjeu immédiat dans ce domaine est celui de la « full fair value ». Ou comment briser les reins du système financier européen par le seul jeu des écritures comptables… Le financement de l’économie européenne exige – c’est à mes yeux le moins que l’on puisse lui concéder - un traitement nuancé de la valeur de marché des crédits bancaires. Un crédit bancaire n’a jamais été et ne sera jamais, en effet, aussi simple, et donc aussi normalisable, qu’une opération de marché…


Mais si l’on se place, en matière comptable, à un tout petit peu plus long terme (2006, c’est presque demain…), la nouvelle batterie de ratios prudentiels, supposée se substituer au ratio Cooke, a, elle aussi, de quoi inquiéter. Il faut, certes, aider à la concentration des acteurs économiques européens, pour leur permettre de mieux affronter le marché mondial. Faut il, pour autant, pénaliser les P.M.E en général, que celles ci soient bancaires ou industrielles ? Je ne le pense pas. Or, c’est ce que fait craindre, en l’état actuel, les règles de définition des ratios Mc Donough.


Dans les deux registres que nous venons d’évoquer, l’enjeu majeur est celui des normes comptables, et en particulier des normes I.A.S. Car il est déjà critiquable que l’Europe ait abandonné, il y a quelques années, les attributs de sa souveraineté comptable. N’en rajoutons pas en « laissant la bride sur le cou » à l’I.A.S, fondation privée sur laquelle ne s’exerce aucun contrôle et dont la dérive anglo-saxonne est patente. S’il paraît à certains irréaliste de quitter l’I.A.S pour revenir à une véritable norme européenne (ce que, sur le fond, je ne crois pas pour ma part), imposons au moins une « minorité de blocage » clairement européenne au sein du conseil d’administration de cette institution : le « bon » gouvernement d’entreprise doit, en effet, s’appliquer aussi aux instances de régulation et de normalisation…


Restent maintenant trois chantiers pour lesquels les progrès doivent être enregistrés, d’abord et avant tout au niveau national. Tous trois tiennent à la gestion de l’épargne européenne. Commençons par le capital risque. Ce métier est essentiel à la constitution d’une « économie de fonds propres », enjeu majeur pour un espace économique où dominent les P.M.E faiblement capitalisées. Le capital risque doit, dans ce domaine, être considéeé comme le meilleur incubateur de l’activité boursière de demain. A ce titre, il doit être encouragé. Notons que la France (premier opérateur, et de loin, en Europe Continentale) ne se débrouille pas si mal dans ce secteur, hommage devant être rendu ici aux Pouvoirs Publics. Aux autres pays européens de suivre cet exemple.


Dans un registre comparable, l’épargne salariale se doit d’être, elle aussi, encouragée. Si je ne crois pas beaucoup à la participation des salariés, en tant que tels, aux conseils d’administration (pour des raisons de confidentialité notamment : on ne peut pas, en effet, avoir le « beurre » de conseils plus responsables et l’ »argent du beurre » d’une transparence totale), leur implication dans les différentes instances de décision de l’entreprise (comités spécialisés du conseil et A.G.) se doit, à l’évidence, d’être encouragée. Si l’on veut être cohérent avec les choix qui ont été fait, au début des années 80, dans le partage « salaire-profit » (en faveur de ce dernier), il faut impérativement, pour redéfinir un « pacte social » qui ne soit pas totalement inique, intensifier l’implication des salariés dans l’entreprise en tant qu’actionnaires. Les voies et les moyens d’une telle évolution sont, certes, à calibrer avec beaucoup de prudence et en tenant compte des spécificités nationales. La voie n’en est pas moins, à mes yeux, clairement tracée.


Enfin, dernier volet, il ne peut y avoir de financement intermédié efficace que si les intermédiaires en question assument leurs responsabilités de manière pleine et entière. Sur ce terrain, nous disposons en Europe (taux d’épargne oblige) d’une véritable industrie des investisseurs institutionnels, structurée et efficace. Si les performances financières de cette industrie sont plus qu’honorables, on ne peut toutefois pas en dire de même pour ce qui concerne ses performances en matière de gouvernement d’entreprise. « Wall Street walk », « politique de la chaise vide », principe du « take the money and run », quelque soit l’appellation donnée, le résultat est le même : par rapport à leurs homologues anglo-saxons, les « zinzins » européens brillent de manière éclatante par leur manque de responsabilité. On ne peut pas détenir plus de la moitié du capital de plus de la moitié des plus grandes entreprises européennes et répondre, capitalistiquement au moins, aux « abonnés absents » ! Le principe fondateur de tout gouvernement d’entreprise est, rappelons le, celui de la responsabilité. On ne peut donc se réclamer du système capitaliste et en refuser le principe majeur, à savoir l’exercice du pouvoir par les propriétaires du capital des entreprises. La loi sur la Sécurité Financière française (au moins dans sa version amendée par le Sénat), en obligeant les « zinzins » à voter en A.G (ou, au moins, à expliquer les raisons de leur abstention) ne fait, de ce point de vue, qu’exiger l’application du principe même de l’économie libérale, qui est d’exercer, en toute transparence et en toute sérénité, le pouvoir qui est le sien. Que les autres pays européens s’appliquent cette discipline minimaliste et l’occurrence de dysfonctionnements tels que ceux de Vivendi ou d’Ahold aura, peut être (au moins peut on l’espérer), tendance à s’espacer.


En guise de conclusion, je voudrais faire deux remarques. Pour certains, le gouvernement d’entreprise ne constitue pas véritablement un sujet d’analyse économique. Quelque soient les règles de gouvernement adoptées, les résultats en termes d’efficacité et d’équité économique seraient les mêmes. Cette position me paraît, dans le meilleur des cas, manquer de rigueur. Serait-ce le seul mécanisme économique pour lequel des déviances de nature différentes (ou des événements se produisant dans des contextes historiques ou géographiques différents) aboutiraient à un même résultat ? Ce serait un « scoop » ! Par ailleurs, aboutir à un telle conclusion - de l’inocuité de toute réflexion sur le gouvernement d’entreprise – revient à définir celui ci de manière extrêmement restrictive, en en limitant l’emprise, à peu de choses près, au seul fonctionnement du conseil d’administration. « Petit bout de la lorgnette » dénoncé par ceux la mêmes qui s’acharnent à se tromper d’oculaire… Le gouvernement d’entreprise, défini de manière globale, participe, à mes yeux, au contraire, pleinement à la spécification des modes de fonctionnement du système capitaliste. Pas seulement au niveau microéconomique. Il convient donc, face à une crise majeure de ce système, de mettre au rang des priorités académiques la redéfinition des règles de bonne gouvernance.


Deuxième remarque sous forme de questionnement : cette redéfinition participe-t’elle – et, si « oui », à quel rang ? – de la construction européenne ? Ma conviction, sur cette question, est la suivante : dans une construction économique européenne qui n’arrive pas à « décoller » de son « pré carré » monétaire, des progrès doivent être enregistrés, pas à pas, dans tous les domaines. Mais, en attendant que s’esquisse une Europe sociale unifiée, commençons par définir les contours de ce qui rendra possible un tel rêve : des règles européennes de pilotage de ce qui constitut le cœur même de la » création de valeur », à savoir l’entreprise !





[1] O. Pastré : « Le gouvernement d’entreprise : questions de méthodes et enjeux théoriques », Revue d’Economie Financière, Hiver 1994.

[2] O. Pastré : “Corporate governance: the end of « l’exception française »?”. Columbia Business Law Review, 1998, Vol. 1, pp. 79-96.
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2008 - Fonds, fonds, fonds : les très grosses marionnettes



Fonds, fonds, fonds : les très grosses marionnettes


Olivier Pastré

Professeur à l’Université

de Paris VIII




            Tout le monde connaît la fin du refrain de cette légendaire comptine : trois petits tours et puis s’en vont. Ce n’est pas d’actualité. Les fonds occupent le devant de la scène, et ne semblent pas prêts de quitter cette position. La dernière ? Blackstone, l’un des plus gros fonds américains, qui gère 88 milliards de dollars et qui a investi 200 milliards de dollars depuis 1987, date de sa création, s’est introduit en bourse à New York et le succès ne s’est pas fait attendre puisqu’il y a eu 8 fois plus d’actions demandées que d’actions offertes le premier jour de cotation.

            Dans ce contexte, les fonds d’investissement sont mis à toutes les sauces médiatiques. Ce sont les fonds TCI et Atticus qui ont mis le feu aux poudres dans les dossiers Euronext et ABN Amro. Plus récemment, l’équipementier automobile Valeo a fait appel au fond Appolo pour contrer l’offensive sur son capital menée par un autre fonds, Pardus. Pendant ce temps, le bruit courrait que le fonds Colony convoitait le géant de la grande distribution, Carrefour. Quelques jours plus tard, c’était au tour du numéro deux français des services informatiques, Atos, d’être soumis à une offre du fonds Centaurus pour un prix de 4 milliards de dollars. Tous les secteurs d’activité sont donc touchés par la « fondmania ». Et le journal Le Monde de titrer : « Les fonds, acteurs majeurs de l’économie ». Toutes ces opérations financières et toutes ces rumeurs – vraies ou fausses, peu importe – donnent le tournis. Serions nous encerclés par les fonds, avides de rendements élevés et, si possible, rapides ? L’industrie française risquerait-elle d’être vendue à l’encan au cours des mois qui viennent ? Le capitalisme serait-il ainsi en train de changer de visage ?

 

 

1. Les fonds d’investissement : un joyeux mélange

 

            Ni trop d’honneur, ni trop d’indignité. Pour donner aux fonds d’investissement la place qui est la leur dans la recomposition du capitalisme actionnarial qui se déroule sous nos yeux, il faut commencer par savoir ce dont on parle. Il faut cesser de mélanger les choux et les carottes.

            Il existe, en fait, trois catégories de fonds aux profils et aux objectifs très différents les uns des autres. Les deux premières catégories investissent en actions d’entreprises non-cotées en bourse (« private equity »). Du fait de la faiblesse actuelle des taux d’intérêts, l’écrasante majorité de ces fonds investissent dans des opérations de LBO (Leveraged Buy Out) qui jouent sur l’effet de levier de l’endettement et qui concernent de très grosses cibles à rentabilité régulière. Un petit cinquième des fonds de « private equity » font du véritable capital-risque et investissent dans des petites entreprises, généralement à fort contenu technologique. Deux philosophies radicalement différentes, mais un horizon d’investissement rarement inférieur à cinq ans. Troisième philosophie, celle des « hedge-funds », des fonds qui investissent dans des actifs qui s’échangent sur un marché (ce peut être des actions mais aussi des matières premières ou des monnaies), actifs qui sont éminemment liquides. Ces fonds sont des fonds spéculatifs, dont l’horizon de placement se chiffre plutôt en semaines qu’en années. Ce sont ces fonds qui peuvent – c’est leur objectif même – jouer un rôle déstabilisateur sur certaines entreprises cotées.

            L’essentiel tient dans le nouveau rôle social que jouent ces fonds à l’échelle mondiale. Leur poids va croissant. 112 milliards de dollars levés en 2006 contre 27 en 2004 : plus de quatre fois plus, en moins de trois ans. Par ailleurs, leurs investissements se font de plus en plus selon la technique du LBO (Leverage Buy Out), c'est-à-dire en finançant leurs acquisitions par de la dette, ce qui n’est pas sans risque si les taux d’intérêt se prenaient à remonter. Enfin, leurs rendements restent mirifiques : 15% par an, le rêve de tout gestionnaire de fonds.

            Pour commencer, rappelons que ces fonds vivent sur les dysfonctionnements de la mondialisation. Ce n’est que parce que les entreprises connaissent une crise, que parce que des secteurs d’activité sont sous-évalués en bourse, que parce que certains marchés sont inefficients que ces fonds obtiennent de tels rendements financiers. Certains gérants de ces fonds, qui se font les défenseurs de la concurrence pure et parfaite, savent très bien que celle-ci sonnerait le glas de leurs ambitions…

            Mais là n’est pas la principale interrogation soulevée par le développement de ces véhicules d’investissement. On reste là, en effet, dans la morne plaine des évidences économiques : le profit ne peut se nourrir que des imperfections de la concurrence. Parmi les interrogations que suscite l’activisme des fonds, il en existe certaines traditionnelles. Pourquoi l’Europe est elle si absente de ce marché ? Terrain de chasse pour les fonds anglo-saxons, et demain chinois, l’Europe n’arrive pas à structurer, dans ce domaine, une industrie digne de ce nom. La disproportion des forces en présence est impressionnante et ne va pas de manière décroissante : le rapport est de 1 à 5 entre les Etats-Unis et l’Angleterre et de 1 à 10 pour l’Europe continentale. L’absence presque complète de fonds de pensions y est sûrement pour quelque chose mais ne peut pas, à elle seule, expliquer complètement ce retard. Deuxième interrogation classique, que financent ces fonds ? La réponse reste la même : tout sauf ce qui a le plus besoin de financement. En d’autres termes, le capital risque aime le capital, pas le risque. Les opérations de LBOconcernent, dans leur écrasante majorité, des grandes entreprises jouissant d’une très bonne rentabilité (c’est le principe même puisqu’il faut rembourser la dette contractée au moment de l’acquisition…). Donc, des entreprises qui n’ont pas besoin d’argent. Et restent ainsi à la porte des fonds de « private equity », les entreprises en création et les entreprises à fort potentiel technologique (a fortiori si ces dernières opèrent dans le secteur de l’immatériel). Bref, des entreprises qui ont le plus besoin de « cash » pour se développer et créer des emplois.

            Voilà pour les interrogations que l’on peut qualifier de « classiques ». Mais de nouvelles questions sont aujourd’hui posées aux dirigeants de ces fonds. Les premières émanent – souvent mais pas uniquement – du monde syndical. La question est alors posée des « abus » commis par certains opérateurs de ce marché. Pêle-mêle défilent alors – dans des registres très différents et parfois injustement agrégés – l’importance de certains effets de levier d’endettement, l’impact sur l’emploi des entreprises rachetées, les risques de déstabilisation du capital des cibles ou encore les éternels conflits d’intérêts entre investisseurs et prêteurs. Il est plutôt sain que ces questions de bon sens soient posées, dès lors que les fonds d’investissement deviennent incontournables. Aux fonds de répondre, et ils ont commencé – pas toujours de manière totalement convaincante – de le faire.

            La deuxième série de questions a trait aux liens, ambigus et nouveaux, que ces fonds nouent avec la Bourse. Les fonds s’intéressent de plus en plus aux entreprises cotées et, à la suite de Blackstone, commencent à sérieusement envisager de s’introduire en Bourse pour conforter leurs sources de financement. Si capital risque et « private equity » sont dans un bateau et que les deux tombent à l’eau, que reste-t-il ? That is the question.

            Il ne faut désespérer de rien dans la période actuelle. Ces fonds étant désormais sous le feu des projecteurs, on peut espérer qu’eux-mêmes et leurs régulateurs (quand ceux-ci existent) vont se poser à temps les bonnes questions et vont y apporter des réponses convaincantes. On peut rêver aussi que les investisseurs institutionnels, et en particulier les assureurs, volens ou incités par les pouvoirs publics, vont faire plus de vrai capital risque. On peut rêver aussi que la gouvernance de ces fonds va être plus transparente. On peut rêver, enfin, que les investissements de ces fonds vont plus souvent s’accompagner du développement de l’épargne salariale, afin de transformer les salariés des entreprises cibles en véritables partenaires. On peut ainsi rêver. En espérant que le rêve devienne réalité.

 

 

2. Private equity : un nécessaire examen de conscience

 

 « Private equity » : une expression réservée à quelques initiés il y a cinq ans à peine et qui est aujourd’hui presque passée dans le langage courant. Quel chemin parcouru en si peu de temps ! Il n’est plus aujourd’hui seule une bagarre capitalistique dans laquelle un fond de « private equity » ne se trouve pas ou ne soit pas présumé se trouver impliqué. Pour peu, on serait prêt à leur imputer une responsabilité majeure dans la crise du « subprime » américain…

 

Le « private equity » a gagné une visibilité justifiée, mais conserve un côté sulfureux qu’il convient de relativiser. Commençons donc par clore les faux procès. Déstabilisateur d’entreprise ? D’entreprises, rarement ; des managements non performants, souvent. C’est le principe même de ce métier que de repérer des entreprises dont les performances peuvent être améliorées. Antisocial ? La critique est la même ou presque. Les fonds, à la recherche de la rentabilité maximale, font peu de cas de la variable sociale et sont prêt à délocaliser aussi bien qu’à licencier. Il est vrai que certains excès ont été commis, moins d’ailleurs sur le fond que sur la forme  et sur l’accompagnement social de décisions inéluctables (comme dans le secteur textile notamment). Mais l’AFIC, le syndicat professionnel,  a beau jeu de démontrer par les chiffres que les créations d’emploi dans les entreprises financés par le « private equity » sont significativement supérieures à la moyenne nationale. Trop riches ? Ceux qui sont visés ici sont les gérants de ces fonds. Mais quoi de plus normal pour des gestionnaires qui offrent à leurs actionnaires, pas particulièrement philanthropes, des rendements à nul autre pareils. Cet enrichissement, fondé dans la plupart des cas sur l’expérience professionnelle, est-il plus condamnable que celui des jeunes « traders » qui font fortune en quelques « clicks » ? De plus en plus obsédé par la bourse ? On peut certes contester le caractère de « private equity » aux fonds qui s’impliquent de plus en plus dans des opérations boursières. Mais quoi de plus normal pour des fonds, comme Carlyle, que d’aller chercher en Bourse les capitaux dont ils ont besoin ? Et pourquoi interdire aux « veuves de Carpentras » de participer à la création de valeur de ces fonds, ouverts jusque là aux seuls investisseurs institutionnels  ou aux gros patrimoines privés ?

 

Faisons donc table rase de ces accusations sans véritable fondement. Reste au fonds de « private equity » à faire leur examen de conscience et à dénoncer certaines critiques justifiées, si elles ne veulent pas, dans un futur proche, être désignés à la vindicte populaire, et donc au châtiment… fiscal. Trop de fonds anglo-saxons opèrent en France ? Cela veut seulement dire que trop peu de fonds français opèrent dans notre pays. A vous, Messieurs les investisseurs institutionnels, en particulier dans le secteur des assurances, de retrouver le chemin d’un métier que vous avez fait en dilettante dans les années 80 mais qui, fait de manière professionnelle, peut s’avérer parfaitement rentable. Trop de financement de LBO (financement à effet de levier sur des entreprises moyennes ou grosses) et pas assez de

« start up » (financement de la création d’entreprise) ? C’est vrai que le déséquilibre est aujourd’hui très marqué (80% pour les LBO, 5% pour les « start up »). Nul doute qu’une éventuelle hausse des taux d’intérêts va inverser, pour partie au moins, la tendance. Mais,

au-delà de cet effet conjoncturel, la création d’entreprise, si elle est plus risquée, peut aussi être plus rentable que le LBO. Et comme, par ailleurs, la création d’entreprise est, à juste titre, une priorité gouvernementale, se battre pour elle peut vous attirer la bienveillance, y compris fiscale, des Pouvoirs Publics. Antisocial ? Là, la parade est aveuglante d’évidence et certains fonds, trop peu nombreux à ce jour, en ont pris conscience. Pourquoi ne pas accepter de partager une partie du gâteau avec les salariés des entreprises concernées? Pour cela, il existe un mécanisme qui s’appelle l’ « épargne salariale » qui est d’ores et déjà, à votre disposition

(et que l’on doit pouvoir, avec votre aide, perfectionner). Enfin, dernière question à se poser, peut-être la plus cruciale : quid de l’opacité ? Les fonds de « private equity » n’aiment guère « montrer leur copie ». Ils dissimulent aussi bien la composition de leur portefeuille, que le fonctionnement de leurs sociétés de gestion et que - plus ridicule encore - le rôle disciplinaire (au sens positif du terme) qu’ils jouent dans les entreprises dans lesquelles ils investissent. Communiquez que diable ! Vous qui aimez tant investir dans les entreprises de communication, prenez conscience des avantages incontestables d’une certaine transparence. A l’heure de la financiarisation généralisée, le précepte « Pour vivre heureux vivons caché » est totalement démonétisé. Si vous voulez que l’on vous respecte - ce qui me paraît un dû - respectez les Français…


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2007 - La bagarre bancaire européenne



La bagarre bancaire européenne


Olivier Pastré

Professeur à l’Université

de Paris VIII




Le monde de la banque est, définitivement, fascinant. Souvent moutonnier dans son comportement, il est presque toujours, dans ses discours, peuplé de « non-dits ». Jusqu’au début de cette année, dire que la « Très Grande Bagarre bancaire Européenne »[1] allait commencer était considéré, au mieux, comme une vue de l’esprit, mais, plus souvent, comme la preuve d’une totale méconnaissance de l’Europe bancaire. Trop de disparités réglementaires disait-on, pas assez d’économies d’échelle, un trop grand risque, dans de nombreux pays, de dilution du ROE : trop de handicaps donc, alors même que la croissance sur le marché national ou sur les activités de marché offraient des perspectives de rentabilité à nulle autre pareilles. Conclusion presque unanime de la communauté bancaire : « Circulez, il n’y a rien à voir »…

 

Et puis il y a eu l’opération Santander – Abbey, puis Unicredito – HVB, puis ABN Amro – Antonveneta, puis BNP Paribas-BNL, puis Crédit Agricole-Emporiki, sans même citer les fusions avortées du type Dexia – SPIMI ou BBVA – BNL. On ne peut donc plus dire aujourd’hui qu’il n’y a rien à voir…Ma conviction est que, dans les cinq années à venir, le paysage bancaire européen va être complètement bouleversé. En 2010, l’Europe sera dominée par une dizaine de grands groupes bancaires dont aucun, HSBC mis à part, n’existe aujourd’hui, ce « noyau dur » étant entouré d’une myriade de banques, moyennes ou petites, qui ne survivront qu’au prix d’une spécialisation poussée au plan géographique ou fonctionnel. Trois raisons majeures justifient la vraisemblance d’un tel scénario :

 

1)                          Les freins à l’européanisation bancaire sont moins déterminants que ne le disent (le pensent-ils encore aujourd’hui ?) de nombreux patrons de banque et, surtout, vont se relâcher au fil de la mise en œuvre du nouveau Plan d’Action des Services Financiers concocté à Bruxelles (PASF au tempo, certes, piano mais à l’incrémentation irréversible). Par ailleurs, si les économies d’échelle à réaliser ne sont toujours pas évidentes, les synergies existent (notamment pour toutes les fonctions administratives) et les économies de gamme sont patentes (comme l’ont déjà démontré, entre autres, les leaders français du crédit à la consommation).

 

2)                          Sur les 30 premières banques européennes qui ne sont pas mutualistes (qualificatif qui a toute son importance), 29 ont à ce jour une taille sous-optimale pour prétendre jouer (en dehors de certains créneaux) un rôle significatif à l’échelle mondiale, qui est aujourd’hui la seule véritable échelle de référence pour de nombreux métiers bancaires. Certaines de ces 29 banques ont plutôt le profil de futurs prédateurs (les majors anglais et espagnols plus, peut-être, BNP Paribas, ABN Amro et quelques autres) et d’autres plutôt celui de cibles (les italiennes - n’en déplaise à Antonio Fazio, l’ancien Gouverneur de la Banque d’Italie - mais aussi certaines anglaises, espagnoles, allemandes et … françaises). Ceci posé, à ce jour, rien n’est joué et certains prédateurs pourraient très bien devenir très vite des cibles (l’inverse étant vrai, bien qu’à un moindre degré).

 

3)                          Arrêtons de nous voiler la face. L’industrie bancaire américaine a, en dix ans, fait son aggiornamento. Libérée d’une réglementation tatillonne héritée de la crise de 1929 (Glass Steagall Act et McFadden Act), elle est désormais structurée autour d’un oligopole de sept « majors », oligopole qui : 1) ne peut plus se développer au plan national, loi anti-trust oblige ; 2) n’arrive pas, aussi vite qu’il le souhaiterait, à s’implanter en Chine et en Inde et 3) pour qui la capitalisation boursière de 29 des 30 premières banques européennes représenterait à peine quelques trimestres de profits. Cela, sans même parler de l’industrie bancaire japonaise qui, lentement, sort d’une décennie de crise et qui, avec la fusion de MTFG et UFJ, occupe à nouveau (en termes d’actifs) la position de N°1 mondial.

 

Telle est la situation. Pas inquiétante, mais dramatique au sens originel du terme grec. Il appartient aux banques françaises qui en ont l’ambition de saisir leur chance. Et certaines d’entre elles en ont parfaitement les moyens.

 

Par ailleurs aux gouvernements, de prendre conscience que, au travers de cette restructuration, c’est l’avenir même du financement de l’industrie européenne qui se joue (et notamment celui des PME, véritable trame du tissu industriel européen). Alors même que, du fait des nouvelles normes IAS et de Bâle II, l’avenir de ce financement est remis en cause. Il serait donc temps d’agir.

 



[1] Esther Jeffers et Olivier Pastré, « La TGBE », Économica, 2005


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