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| Articles 2006

2006 - L’entreprise dans le débat électoral



L’entreprise dans le débat électoral :
une inquiétante indifférence


Olivier Pastré

Professeur à l’Université

de Paris VIII




De Gaulle disait que « la politique ne se fait pas à la corbeille ». Aujourd’hui, il serait obligé de reconnaître que la Corbeille se défie et se déjoue de la politique et que, bien souvent, elle lui dicte sa loi. Est-ce pour cela que la campagne électorale qui s’ouvre accorde une place si marginale à ce qui, accessoirement, est supposé être la principale source de création de valeur et d’emploi ? Oh, certes, Nicolas Sarkozy vient bien clôturer l’Université d’Été du Medef en redéclarant sa flamme aux chefs d’entreprise. Oh, certes, le Parti Socialiste propose de renationaliser à 100% EDF et de porter le SMIC à 1 500 euros. Mais le moins que l’on puisse dire est que l’entreprise, que le reste de la planète considère comme le « cœur du réacteur » économique, semble n’intéresser aucun – je dis bien aucun – homme politique français.

Dès lors, l’exercice qui consiste à éclairer les débats politiques de l’année à venir se révèle à la fois très difficile et très facile. Très difficile parce que ceci permet de revenir aux fondamentaux et, ce faisant, de rappeler aux hommes politiques français ce qu’est la Droite et la Gauche.

 

Commençons donc par les fondamentaux auxquels aucun homme politique, quelque soit son parti ou son pays, ne peut échapper aujourd’hui en matière d’entreprise. Les fondamentaux économiques constituent autant de contraintes qui s’imposent de manière coercitive au politique. Et si, comme Olivier Besancenot ou Jean-Marie Le Pen, on en fait abstraction, on expose la France aux pires déconvenues et aux pires humiliations économiques, et donc politiques. Les fondamentaux majeurs en matière économique sont au nombre de trois, les trois étant, bien sûr, inter-reliés. Premièrement, la mondialisation, qui peut être mieux régulée – c’est une évidence – voire même, à la marge, ralentie si une volonté internationale s’exprimait dans ce sens (ce qui paraît peu vraisemblable à court terme), mais qui paraît, à ce stade, irréversible. Pour simplifier, le bilan de la mondialisation est « globalement positif » et « catégoriellement inique ». Ce qui appelle nécessairement l’intervention du politique. Deuxièmement, la financiarisation des stratégies d’entreprise, qui fait le bonheur des actionnaires et, via la croissance, indirectement celui de nombreux salariés. Troisièmement, phénomène plus subtil et plus durable, l’évasion d’un nombre croissant de normes et de règles du camp de concertation (c’est bien concertation qu’il faut lire…) nationale.

Ces trois fondamentaux marquent, et vont continuer à marquer, profondément les stratégies d’entreprise. Elles ont des conséquences dont il paraît inutile de contester l’existence. Ces conséquences sont au nombre de cinq au moins. La pression sur les salaires va continuer à rester très forte, en particulier dans les secteurs exposés dont la liste s’accroît en permanence. Les entreprises vont continuer à se racheter entre elles et à se concentrer : la vague de M&A (de plus en plus souvent transfrontières) se soulève à nouveau et prend de plus en plus la forme d’un tsunami. Les entreprises vont de plus en plus se recentrer sur leur métier. Les entreprises vont de plus en plus externaliser des fonctions qui ne relèvent pas de leur « cœur de métier ». Les entreprises vont de plus en plus se délocaliser, tout autant pour se rapprocher des marchés d’avenir que pour bénéficier de coûts de main d’œuvre attractifs. Voilà cinq tendances de fond dont les hommes politiques doivent tenir compte car elles sont, pour les chefs d’entreprise, aussi contraignantes que les élections pour nos édiles.

S’ajoute à cela un fait qui n’a aucune chance de pouvoir s’inviter dans les débats politiques (sauf peut-être à l’extrême droite) mais qui n’en est pas moins incontournable : la création d’emplois se fait, en France, non pas principalement dans les grandes entreprises, mais dans les PME. En disant cela, j’ai l’impression de faire presque une faute de goût par rapport à l’élévation des débats politiques qui nous attendent… Mais tant pis, je me lance…

 

Le cadre des contraintes étant ainsi fixé, reste à examiner les marges de manœuvre qui subsistent et, donc, les débats qui pourraient utilement s’engager. Contrairement à ce que véhicule une certaine vulgate médiatique, ces débats devraient être très nombreux. Car il existe bien une différence, n’en déplaise à certains, entre la Droite et la Gauche.

Commençons par un débat qui dépasse très largement le cadre de cet article, mais qui est trop fondamental pour ne pas être abordé, celui du partage salaire – profit. L’évolution de ce partage est, comme je l’ai dit, contrainte. Il n’est pas pour autant figé et, plus important encore, dans ce domaine comme dans bien d’autres, le problème est un problème au moins autant de forme que de fond. La Droite, détenant les clés du pouvoir aujourd’hui, n’a pas de raisons majeures de faire des propositions très innovantes sur ce thème. La Gauche, quant à elle, a de nombreux pièges à éviter. Elle est dans son rôle quand elle défend la thèse d’un rééquilibrage en faveur du salaire, après deux décennies durant lesquelles le profit a pesé d’un poids toujours plus lourd sur le partage de la valeur ajoutée. Mais les limites de l’exercice sont très vite atteintes. La Gauche aurait tort de défendre une augmentation massive du SMIC. Les 1 500 euros du programme socialiste (soit une augmentation de 23% en six ans) ne justifient en aucun cas les cris d’orfraie qui ont été poussés par certains, car la tendance naturelle à l’horizon de cinq ans pousse celui-ci, mécaniquement, à 1 400 euros. Il n’en reste pas moins vrai que cela serait de la folie de faire peser, sur l’entreprise seule, le poids d’une éventuelle relance du pouvoir d’achat. Rappelons en effet que la France se distingue des autres pays européens, moins par son coût moyen du travail, que par son coût moyen de travail non-qualifié. Ce coût est significativement supérieur en France, alors même que notre pays souffre d’un déficit marqué d’emplois de ce type. Corrélation n’est certes pas toujours causalité mais le lien entre ces deux « exceptions françaises » ne peut pas manquer d’être fait. Si une réforme se doit d’être examinée par la Gauche dans ce domaine, c’est bien celle de l’impôt négatif dont le pouvoir redistributif ne pèse en rien sur les marges des entreprises.

Au-delà de cette question fondamentale, reste de nombreux débats à mener dans le domaine salarial. La Gauche se doit de défendre l’épargne salariale qui, bien que d’origine gaullienne, colle parfaitement à l’objectif de participation plus directe des salariés aux « fruits de la croissance ». A cela s’ajoute que l’épargne salariale constitue un levier de « patriotisme économique » qu’aucun parti ne peut s’exonérer d’utiliser.

Plus délicat est le thème des « stock-options ». Les « stock-options » sont fondamentalement de Gauche puisque elles visaient, au départ, à permettre à des entrepreneurs impécunieux de ne pas être rabaissés au rang de simples salariés faute de moyens financiers. Les multiples dérives constatées au cours des dernières années ne devraient pas conduire à « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Le débat devrait donc porter, non sur le principe, mais sur les modalités d’exercice de ces instruments d’épargne salariale.

Reste la question du salaire variable. Là aussi, en principe, la Gauche et la Droite devraient pouvoir se retrouver. Le salaire variable est comme le dieu grec Janus, doté d’une face grimaçante de précarité et d’une face souriante de participation financière aux gains de productivité. S’il y a aucune raison a priori pour la Gauche de ne pas aborder ce sujet dans le cadre du secteur public, il reste à trouver pour elle, dans le cas des entreprises privées, des pistes pour s’exonérer du pire pour ne garder que le meilleur.

 

Un deuxième débat va nécessairement porter sur les privatisations. La Droite se fait discrète sur ce thème mais a sûrement des idées en tête et il serait dommage qu’elle ne les exprime pas. La plupart des entreprises publiques ayant été privatisées, ses cibles visent probablement davantage les services collectifs (ANPE, hôpitaux, Université) mais le débat est, pour partie au moins, commun à celui qui touche les entreprises et mérite donc d’être mis sur la place publique. Quant à la Gauche, elle aurait tort de s’enfermer dans un discours néo-81 visant à un retour en force des nationalisations. Les débats sur Suez – GDF et sur EDF seront, à cet égard, éclairants. Ma conviction est que l’opération Suez – GDF ne constitue pas, en tant que telle, une privatisation. On peut même soutenir qu’elle s’apparente à un début de nationalisation du Suez, partenaire des services publics de l’eau. Et pourquoi pas ? La véritable « issue », au sens anglo-saxon du terme, sera, dans ce domaine, non pas la propriété du capital (dès lors qu’un noyau dur « patriotique » sera constitué) mais la gouvernance du nouvel ensemble. Quant à EDF, le coût d’une nationalisation à 100%  (12 milliards d’euros au moins), en cette période de disette budgétaire, l’emporte largement sur les avantages autres que symboliques de cette opération. Sur ce thème donc, le débat doit s’ouvrir mais le pragmatisme ne doit pas en être exclu. La Gauche devra alors se rappeler que Lionel Jospin, Premier Ministre, a initié de nombreuses privatisations (France Télécom, Air France, Crédit Lyonnais, Thalès, …) et que ce n’est pas pour cela qu’il a été battu en 2002…

 

Troisième thème, proche des précédents, celui du patriotisme économique. C’est, à mes yeux, un des plus importants pour l’avenir de la France. A un moment, charnière, où les opérations de concentration transfrontières se multiplient, la France paraît extrêmement démunie, avec un CAC 40 composé d’entreprises dont plus de la moitié du capital est aux mains d’actionnaires étrangers. « La patrie d’un cochon est partout où il y a du gland » écrivait Fénelon avec bon sens. Le devenir capitalistique de l’industrie française est donc, pour le moins, menacé.

Face à ce défi, la Droite a réagi au cas par cas sans beaucoup de succès. La défense d’Arcelor a été conduite de manière pitoyable : avec suffisamment de rodomontades pour agacer tous les investisseurs et insuffisamment de moyens financiers pour donner aux dirigeants d’Arcelor au moins les moyens d’échapper au sort des bourgeois de Calais. Espérons que, pour Euronext, la leçon aura été tirée et que l’on ne cédera pas aux sirènes de la Deutsche Börse, qui propose rien de moins que de téléporter à Francfort l’ensemble du dispositif aujourd’hui véritablement européen qu’a patiemment construit Jean-François Théodore. Pour la suite, la Droite risque de s’en tenir à son approche au coup par coup, parfaitement inefficace car dépourvue de moyens. La Gauche a donc un « coup à jouer » dans ce domaine. Pour structurer dans les secteurs considérés comme stratégiques (ce caractère qui est plus facile à invoquer qu’à définir…) une base actionnariale crédible. Les nationalisations n’ont aujourd’hui, dans la plupart des cas, aucun sens mais la « clusterisation » du capital de certain de nos « champions nationaux » constitue une impérieuse nécessité.

Si la Gauche a ainsi intérêt à défendre un « patriotisme économique efficace »[1], elle aurait tort de faire de la lutte contre les délocalisations un thème de sa campagne. D’abord parce que celles-ci, si elles pèsent d’un poids social écrasant pour ceux qui les subissent au niveau de leur entreprise (et, à ce niveau, de nombreuses améliorations sont possibles), elle pèse d’un poids marginal au niveau macroéconomique (à peine 3% des salariés). Ensuite, parce que les délocalisations constituent, pour de nombreux industriels, la condition sine qua non de leur survie et donc de leur capacité de conserver des emplois en France. La Gauche devrait faire des propositions pour limiter le coût social des délocalisations. Mais, à part gesticuler à Bruxelles sans aucun espoir de succès, comme l’a fait Jacques Chirac, de manière ridicule, quand Hewlett Packard a licencié en France, il n’y a rien d’autre à faire. C’est bien triste mais c’est comme ça.

 

Quatrième débat incontournable, celui de la gouvernance d’entreprise. Les dérives d’Enron, de Parmalat et des autres ont produit la loi Sarbanes-Oxley aux États-Unis et la Loi sur la Sécurité Financière en France. Deux planètes différentes : certes la loi Sarbanes-Oxley a dissuadé certaines entreprises de se coter à New York, mais le ménage a été fait et les entreprises américaines, protégées par de nouveaux « garde-fous » (dont il ne faut, certes, pas s’illusionner sur l’efficacité absolue), peuvent repartir à la conquête du monde. En France, le débat doit être relancé, le scandale Zacharias constituant le dernier exemple symbolique de certaines dérives managériales. La Droite a peu de chances de faire des propositions sur ce thème ; ce qui est bien dommage, car le libéralisme a besoin de règles pour fonctionner de manière efficiente. La Gauche risque, elle, de se focaliser sur le salaire des patrons alors que l’essentiel n’est pas là. L’essentiel est dans l’application des règles de gouvernance d’entreprise, dans la redéfinition du statut d’« administrateur indépendant » (retour au cas Vinci…), dans la régulation des plans de « stock-options » (les mêmes initiales que Sarbanes-Oxley… Tiens ! Tiens !), dans la résolution des conflits d’intérêt auxquels sont confrontés les commissaires aux comptes, les analystes financiers, les banquiers d’affaire. Bref, il y a du pain sur la planche…

 

Cinquième débat, à mes yeux essentiel, celui relatif au rôle des syndicats. La France a sacrifié ses corps intermédiaires, ce qui explique, pour partie au moins, la fracture sociale et la crise des banlieues. Le résultat au niveau de l’entreprise ? Le taux de syndicalisation le plus faible d’Europe (10% au total, ce qui veut dire 3% dans le secteur privé). Et donc des syndicats qui n’ont aucun motif véritable d’être responsables. Au-delà de la déclaration de quelques bonnes intentions sur la relance du dialogue social, la Droite a peu de chances à faire des propositions sur ce thème, oubliant une fois de plus que le libéralisme a, en permanence, besoin de contrepouvoirs. A la Gauche donc d’innover en ce sens, sans aller jusqu’à l’obligation d’adhésion. Mais pourquoi pas… C’est au travers d’une resyndicalisation responsable, condition pas suffisante mais nécessaire, que pourra être véritablement dynamisé le dialogue social en France.

 

Sixième et dernier débat qui, à mes yeux, devrait être relancé si l’on veut que les Français puissent choisir leur Président en toute connaissance de cause, celui du financement des entreprises. Les banques françaises, qui ont beaucoup souffert dans les années 1980 et au début des années 1990, sont redevenues aujourd’hui parfaitement compétitives sur le marché mondial. Mais elles ont opéré cette modernisation, avec l’appui de leurs autorités de tutelle, au prix d’une sélection de leur clientèle qui a multiplié la population des exclus bancaires. C’est vrai pour les ménages mais c’est vrai aussi pour les entreprises qui ne fournissent pas toutes les garanties de sécurité, c'est-à-dire les entreprises en création et les entreprises de technologie (a fortiori si celle-ci est immatérielle), c'est-à-dire les entreprises les plus susceptibles de créer des emplois à valeur ajoutée dans l’avenir. Je suis, sur ce dernier débat, crucial à mes yeux, extrêmement pessimiste. La Droite ne veut pas déplaire à « ses » banques et la Gauche n’a aucune empathie pour les patrons des PME. Résultat des courses ? Un débat qui risque d’être esquivé alors même qu’il en va de l’avenir industriel de notre pays.

 

Voilà six débats qui devraient avoir lieu entre la Gauche et la Droite dans les mois à venir. La première surprise – et la première désolation – est qu’il y a peu de chances que ces débats aient lieu. L’entreprise est absente de la pré-campagne et il y a peu de chances que les choses changent, sauf miracle. Considérant qu’il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, il m’a paru indispensable et citoyen d’ouvrir ces débats. Trois remarques pour conclure :

-                    Il existe bien une différence entre la Droite et la Gauche sur le plan économique aussi. Aux hommes politiques de la faire redécouvrir aux français pour éviter que le prochain quinquennat s’ouvre, comme le précédent, sur une incompréhension porteuse de toutes les frustrations.

-                    La tâche de la Droite est plus difficile que celle de la Gauche sur le terrain de l’entreprise, peut-être plus encore que sur les autres. Expliquer que l’on va opérer une rupture, quand on a eu cinq ans de pouvoir pour le faire, est, en soi, un exercice délicat. Mais, en plus, expliquer que l’entreprise c’est bien, à certaines conditions, à des Français qui ont été élevés dans une culture d’anti-entrepreneurialisme primaire, c’est encore plus difficile.

-                    Pour arriver à faire de l’entreprise un des éléments de débats en vue de l’élection présidentielle, il faut et il suffit que la Droite et la Gauche retrouvent leurs racines. Que la Gauche se rappelle que, pour les « classes laborieuses », l’ennemi c’est le patron (et là il y a, malheureusement, compte tenu des dérives post-enroniennes, beaucoup de choses à faire) et non l’entreprise, créatrice d’emploi et de revenu. Et que la Droite se rappelle que les premiers libéraux appelaient de leurs vœux le marché et la liberté d’entreprendre mais pas à n’importe quel prix et pas sans règles de jeu minimales. Ubi societas, ubi jus. Vaste programme…

 

 



[1] O. Pastré: « La méthode Colbert : le patriotisme efficace », Perrin, 2006


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