2006 - Alter Eco : Keynes
Alter Eco : Keynes
Olivier Pastré
Professeur à l’Université de Paris VIII
Auteur de « Le Patriotisme Économique »
Keynes est irremplaçable. Celui qui déclarait que « les deux vices marquants du monde économique où nous vivons sont que le plein emploi n’y est pas assuré et que la répartition de la richesse et des revenus y est arbitraire et injuste » (Théorie Générale, Payot, 1971, p.372), celui qui était l’ami de Virginia Woolf, le critique attendri de Freud et l’élève d’Alfred Marshall n’a pas fini de nous étonner. Alors que nos gouvernants brandissent le concept de le « patriotisme économique » à tout bout de média pour justifier leur impuissance, alors que la classe politique française, toutes tendances confondues, « se lève pour Danette » mais pas pour Péchiney, alors que le Ministère de l’Economie fustige de manière quasi-xénophobe l’ « indianité » de Mittal lançant une OPA sur Arcelor, alors que ce même gouvernement se révèle, par ailleurs, incapable de défendre l’ « européanité » d’Euronext, il n’est pas inutile de se ressourcer à l’eau vive du patriarche de Cambridge.
Traitant de l’ « autosuffisance nationale » dans un article de la Yale Review de Juin 1933, Keynes structure un véritable plaidoyer en faveur d’une certaine forme de protectionnisme. Pour prendre la mesure exacte de cette prise de position, il faut commencer par se mettre dans le contexte de l’époque. L’obsession de l’Europe en 1933 reste la paix. Quelle que soit la cruauté de la crise de 29, tout doit être fait pour qu’une Seconde Guerre Mondiale n’éclate pas. Celui qui s’est élevé, dans « Les conséquences économiques de la paix » (1919), contre le Traité de Versailles, cette « paix Carthaginoise » qui ne pouvait que conduire l’Allemagne au fascisme, considère que l’internationalisme, de par l’intensification de la concurrence qu’il provoque, risque de conduire à un nouveau conflit mondial : « Je suis amené à penser que, par rapport à 1914, une plus grande autosuffisance nationale et un plus grand isolationnisme économique serviront la cause de la paix » .
Il faut donc relativiser, lorsque l’on puise dans l’histoire de la pensée économique, pour tenir compte du contexte dans le cadre desquels les théories les plus novatrices ont été conçues. J.M Keynes est le premier à relativiser la portée de ses arguments. Et ce à trois niveaux au moins.
En premier lieu, il considère que, ce qui était valable au XIXème Siècle, ne l’est plus au début du XXème. L’internationalisme a un sens 1) quand l’épargne des pays riches conduit au développement des pays pauvres (en opposant ces flux d’épargne aux mouvements purement spéculatifs des années 20 et 30) et 2) quand les différences marquées de degré d’industrialisation justifient la Division Internationale du Travail.
Deuxième nuance, et non des moindres pour l’époque, apportée par Keynes : l’isolationnisme est souvent le fait de pays à tendances dictatoriales (les menaces planent en 1933 sur l’Allemagne comme sur la Russie de Staline) et ne peut donc être défendu que dans le cadre de pays à fort ancrage démocratique.
Enfin, troisième élément de relativisation, il n’existe pas, pour Keynes, un modèle unique de patriotisme économique, chaque pays se devant d’adapter les formes de sa politique économique à l’équilibre social qui est le sien. Keynes n’a jamais été dogmatique. Une certaine forme de protectionnisme peut se justifier dans le contexte des années 30. Encore faut-il mettre en œuvre cette politique économique de manière pragmatique et progressive.
Quels échos la théorie keynésienne de l’ « isolationnisme à géométrie variable » peut-elle rencontrer de nos jours ? Un écho presque assourdissant dans la situation de déshérence intellectuelle que nous connaissons aujourd’hui. Pour Keynes, il faut commencer par mieux contrôler les mouvements de capitaux spéculatifs qui contribuent à brouiller le système de prix et, donc, le calcul économique. Keynes n’aurait sûrement pas approuvé sans nuance la Taxe Tobin, mais il se serait, au moins, retrouvé dans le diagnostic établi par Tobin sur les dérèglements de la planète financière. Par ailleurs, Keynes critique violemment les pays qui vivent à crédit, faisant financer leur déficit des paiements par l’épargne constituée dans les pays les plus vertueux. Suivez mon regard : Keynes aurait bien imposé des pénalités aux Etats-Unis d’aujourd’hui, vivant de l’ «aumone» chinoise, librement consentie mais jusqu’à quand ? Enfin, troisième volet défensif du programme keynésien, la baisse des taux d’intérêt reste le seul moyen d’éviter la déflation. La BCE n’aurait elle pas intérêt à relire la Théorie Générale pour éviter de mettre un « cap » (pour reprendre une expression boursière) à la croissance européenne ?
De manière moins critique et plus constructive, Keynes milite pour la constitution des zones économiques régionales. Le patriotisme, « oui » mais pourquoi ne pas le construire sur une base élargie ? L’Europe ne doit pas être une zone déflationniste, et peut être une zone de croissance et, donc, d’attraction aussi bien des capitaux que des hommes. Par ailleurs, la régulation économique et monétaire se doit d’être mondiale. Non pas pour imposer au monde un « consensus de Washington » générateur d’inégalités, mais pour coordonner les politiques économiques nationales et régionales dans une perspective de relance de la croissance.
Rien n’est moins égoïste que le « patriotisme économique » de Keynes. Keynes refuse l’internationalisme sans contrôle. Et ce contrôle se doit d’être opéré pour rendre la croissance plus pérenne et, surtout, plus juste. Comment s’étonner d’une telle prise de position de la part d’un économiste qui regrettait que « l’on soit prêt à éteindre le soleil et les étoiles puisqu’elles ne versent pas de dividendes »…
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